
I. Problématique
§ 1. Genèse du sujet et sa chronologie
A. Méthodologie : du contexte historique au problème
Depuis une vingtaine d’années, en France comme en Russie, l’histoire de la première moitié du XIXe siècle bénéficie du renouveau de l’intérêt des chercheurs, quoi que pour des raisons diverses. L’historiographie française tâche de combler certaines lacunes dans l’étude de cette époqueNote2. , l’historiographie russe, libérée du lourd héritage idéologique, s’efforce de repenser les événements de cette période et de réécrire leur histoire. Ces mouvements historiographiques généraux sont doublés par le regain d’intérêt chez les deux communautés de chercheurs pour l’histoire des mentalités et, plus particulièrement, pour l’histoire des perceptions réciproques des nations. Pour une étude dans ce domaine, le début du XIXe siècle est une époque de recherche par excellence et ce, pour trois raisons principales.
En premier lieu, cette période marque le début de l’évolution importante du questionnement de la société humaine sur « l’autre ». Cette évolution s’est étendue sur tout le siècleNote3. . Ce dernier fut également le moment fort de l’histoire « des transferts culturels »Note4. , alors que ces derniers influençaient la constitution progressive de la perception mutuelle des nations.
En deuxième lieu, la politique européenne tourmentée de cette période, redessinant sans cesse les frontières des Etats, a rendu actuelle, pour plusieurs nations, la question de leur (auto)identification. Il n’est nul besoin de dire que la place primordiale parmi les moteurs de ce processus revient à l’activité colossale de Napoléon Bonaparte sur la scène internationale, mais aussi aux suites géopolitiques de la chute de l’Empereur français.
En troisième lieu, la politique conquérante de Napoléon a mis en mouvement de grandes masses de populations européennes et a favorisé leur contact direct, alors que c’est précisément dans la zone des contacts intensifs entre les représentants des différentes populations que les processus consubstantiels s’intensifient – celui de l’auto-identification, celui de l’auto-différentiation par rapport à l’« autre » et celui de l’identification de l’« autre »Note5. . Enfin, la présence à l’étranger, que ce soit dans le contexte militaire ou dans celui d’un voyage de découverte, est le moment privilégié de la réflexion sur l’« autre », cette réflexion définit, ceci est connu, en grande partie la perception mutuelle des nations.
Cependant, chaque recherche sur cette dernière tient à la fois compte et approuve un autre grand postulat de la théorie des opinions et de l’histoire des perceptions réciproques. Ce postulat est la rigidité des stéréotypes et des idées reçuesNote6. qui composent essentiellement la perception de l’« autre » qu’il s’agisse du niveau individuel ou national. Il n’est pas besoin de rappeler les autres traits bien connus du stéréotype : ce terme est couramment utilisé pour rendre compte du caractère à la fois condensé, schématisé et simplifié des opinions qui ont cours dans le public. Étant donné l’absence de consensus en ce qui concerne le sens du stéréotypeNote7. , nous précisons que nous utilisons ce terme en le classant dans le domaine des images et des représentations. Plus précisément, le stéréotype apparaîtra dans notre propos comme un élément – figé, répétitif, schématisé et simplifié – de la structure des représentations réciproques. Le terme d’« idée reçue » sera utilisé comme le synonyme du « stéréotype ».
C’est de la confrontation entre les postulats fondamentaux énumérés que le concept du présent travail est né. Autrement dit, nous nous sommes intéressé à reconstruire la perception réciproque des Français et des Russes durant une période chronologiquement précise où les stéréotypes mutuels, tout rigides qu’ils étaient, durent subir deux épreuves : celle des contacts intenses entre les deux nations et celle de la propagande acharnée menée dans les deux pays par leurs gouvernements, mais aussi par les partis politiques et les représentants des courants idéologiques. La période choisie offre la double possibilité intéressante d’une recherche sur ce concept : en utilisant les termes de la linguistique, il s’agit d’une coupe synchronique et d’une coupe diachronique. Expliquons-nous. Nous nous concentrerons sur l’analyse du fonctionnement des stéréotypes et des perturbations qui pouvaient en résulter dans les systèmes des représentations réciproques à des moments déterminés (voir ci-après la chronologie). D’autre part, ce travail permettra de comparer le comportement des mêmes éléments dans deux conditions historiques opposées : en temps de guerre et en temps de paix.
Ce n’est pas un hasard que la terminologie de l’approche historique et anthropologique (la vision de l’« autre ») revienne dans notre propos. Cette approche sera notre fil conducteur tout au long de notre travail, bien qu’elle ne soit pas toujours visible de façon égale à cause de la diversité des données historiques et des sources. Nous avons, en effet, consciemment accepté que cette diversité nous amène parfois à accentuer d’autres aspects. En revanche, le chapitre sur la perception russe des Français en 1812 sera exclusivement consacré à l’application de cette approche. Ce procédé devrait, en effet, permettre d’apporter de nouvelles explications au vieux problème – celui de la perception de l’agression française par la noblesse russe francophone, sinon francophile, et par le reste de la population à qui cette noblesse avait toujours cité les Français en modèle. De surcroît, l’étude des sources russes de 1812 effectuée dans cette optique a a posteriori corroboré ce choix.
B. Chronologie
La formulation du concept a permis de déterminer deux dates limites de la période étudiée. Il s’agit, d’une part, de l’année 1812 et, d’autre part, de celle 1827. S’il n’est guère nécessaire de présenter les événements qui ont marqué l’année 1812 dans l’histoire des contacts russo-français, la présentation de l’année 1827 paraît de ce point de vue un peu moins évidente. Et, pourtant, dans l’optique du concept du présent travail, cette année a une place précise et importante. Le 20 octobre 1827 a lieu la bataille de Navarin où la flotte anglo-franco-russe remporte la victoire sur celle des Egyptiens et des Turcs, secondant ainsi le peuple grec dans sa lutte pour l’indépendance. Cet événement a un double sens dans l’histoire des contacts russo-français de l’époque. D’une part, la démarche commune sur la scène internationale semble être à la fois le résultat logique du partenariat affiché par les deux pays après la chute de Napoléon et une confirmation de la réalité de ce partenariat hésitant et souvent réservé. D’autre part, l’épaulement russo-français dans la bataille de Navarin marque le pic de ce partenariat illustré par des relations inter-gouvernementales mais aussi par une perception mutuelle plus équitable que celle d’avant – pendant l’époque napoléonienne – ou celle d’après débutée en 1830 avec la Révolution de Juillet.
Néanmoins, au cours de notre travail les années 1812 et 1827 auront, parfois, simplement la fonction indicative et non pas strictement limitative. Autrement dit, quelques informations sur la vision réciproque des Français et des Russes à la veille de 1812 et après 1827 (mais d’avant la Révolution de Juillet) figureront dans notre récit. Ceci est logique dans le cadre d’une étude historique et, surtout, de celle sur les mentalités et les visions réciproques. Et c’est non seulement la rigidité des stéréotypes qui en est la raison, mais aussi le caractère exceptionnel de l’époque étudiée. La place de l’année 1827 dans l’histoire de la période vient d’être signalée. L’année 1812 marque, quant à elle, le début d’une nouvelle étape dans l’évolution des connaissances franco-russes en même temps qu’elle est l’aboutissement d’une importante étape précédente de cette évolution. Dans la IIe partie de notre introduction nous ferons l’état de la perception réciproque franco-russe à la fin du XVIIIe – au début du XIXe et, plus particulièrement, à la veille de la campagne de Russie.
Notre travail suit, dans son développement, une ligne chronologique. « Sans doute le temps est-il un élément inhérent à toute approche historique »Note8. . Plus spécifiquement, dans l’optique de notre concept il était nécessaire que les idées mutuelles des Français et sur les Russes etviceversa fussent étudiées en liaison avec les événements et les changements de conditions politiques. Ainsi, trois sous-périodes à l’intérieur de l’époque étudiée ont été définies : l’année 1812 (la partie russe incluant l’année 1813), les années 1814 – 1818 (les deux parties incluant l’année 1819 et la partie française incluant aussi l’année 1813), les années 1820. C’est dans deux chapitres – l’une sur la vision russe des Français et l’une sur la perception française des Russes – que les résultats des recherches sur chacune de ces trois sous-périodes seront détaillés. La différence entre l’évolution des états d’esprit chez les deux peuples est, entre autre, illustrée par la place de l’année 1813. Les sources attestent que la vision russe des Français en cette année reste très semblable à celle de 1812. En revanche, ce sont plutôt les tendances de la période suivante qui caractérisent le complexe des représentations françaises sur la Russie en 1813. L’analyse de la vision française démontrera, en effet, la justesse de la remarque de Michel Espagne qui signale que « les changements de régime politique ne coïncident pas ou pas nécessairement » avec les modifications majeures dans les mentalitésNote9. .
En outre, l’ordre de présentation des six chapitres reflète l’intérêt de chaque sous-période et la dynamique de toute l’époque étudiée. Cet ordre est lesuivant : le premier chapitre est consacré à la vision française des Russes en 1812, le deuxième – à la vision russe des Français à la même année, le troisième – à la vision russe des Français en 1814-1818, le quatrième – à la vision française des Russes à la même période, le cinquième – à la vision française de la Russie dans les années 1820, le sixième – à la vision russe des Français dans la même période. Ainsi, la pensée des « arrivants » (les Français en Russie en 1812 et les Russes en France en 1814-1818) sera présentée chaque fois en premier lieu. De plus, c’est l’« arrivée » des « autres » qui est chaque fois à l’origine de la situation jusqu’alors inédite d’un contact prolongé entre les représentants nombreux des deux peuples. Quant aux années 1820, le thème russe étant un thème important de la discussion publique en France, c’est la vision française de la Russie qui est présentée avant la perception russe des Français, cette dernière étant un peu moins patente dans les échanges d’opinions publiques en Russie de cette époque.
Enfin, pour faire une étude plus systématique et approfondie et pour en présenter les résultats d’une façon plus éloquente, les différentes facettes de la vision réciproque franco-russe sont regroupés en unités thématiques à l’intérieur des six chapitres. Les approches chronologique et thématique se recoupent donc dans ce travail et dans sa présentation. Un objectif principal va orienter cette recherche : la définition des ensembles des stéréotypes qui ont caractérisé la vision réciproque des Français et des Russes à chacune parmi les étapes chronologiques indiquées.
§ 2. Critères de la constitution de la base de travail
Le sujet étant bilatéral, quatre sortes de documents sont traitées : sources imprimées russes et sources imprimées françaises et sources non imprimées russes et sources non imprimées françaises. Les trois principaux groupes de sources (chacun se subdivisant en catégories et types) sont définis dans le titre de la thèse. La grande variété des événements sert de fond historique à notre recherche allant d’une opposition militaire acharnée entre la France et la Russie à travers une présence « pacificatrice » des troupes russes sur le sol français, à une interrogation mutuelle sur le rôle de l’autre. Par conséquent, afin de parvenir à l’objectif de la thèse, nous avons opté pour une diversification des types de documents de l’époque servant de base de travail, mais aussi pour une diversification des approches méthodologiques devant permettre de considérer la perception réciproque des deux peuples sous des angles de vue différents et donc complémentaires. Ainsi, P. Sénac signale l’importance de l’utilisation des sources diverses et variées dans l’optique d’une étude chronologique sur l’imaginaire. « En accord complet avec l’hypothèse selon laquelle l’imaginaire a autant de réalité que le vécu [...], une attention particulière fut donc attribuée non seulement aux documents écrits porteurs de faits politiques, religieux ou militaires, mais aussi à toutes les formes de l’activité humaine qu’engendra [...], œuvres d’art, textes littéraires et manifestations folkloriques »Note10. . M. Espagne, quant à lui, souligne le grand intérêt du croisement des méthodologies diverses dans le cas d’une recherche sur les transferts culturels – un autre volet de la recherche sur les mentalités. « Aussi bien dans la recherche sur les transferts [culturelles] trilatéraux que bilatéraux, il s’agit davantage d’une processualisation que d’un véritable bilan d’un échange culturel où les trois parties donnent et reçoivent. C’est pourquoi s’impose ici un recours à plusieurs disciplines »Note11. . Le présent travail amène également à reconstruire plutôt une « processualisation » et non pas un bilan éventuel de la formation de la vision réciproque russo-française. Il y adeux explications à cela. Premièrement, c’est la chronologie plutôt courte et très précise de la période étudiée. Deuxièmement et leplus important, c’est le concept qui consiste à étudier le fonctionnement des stéréotypes au moment de l’intensification des contacts mutuels et du renforcement de la propagande spécifiée sur la présentation de l’« autre ».
L’interrogation sur le concept conduit à un questionnement à propos de l’apport des documents de l’époque – très nombreux et divers – à l’étude de l’histoire des mentalités. Notre souci de diversifier nos sources nousa induit à mener ce travail d’une façon peut-être pas très traditionnelle. Seulsles documents privés français et russes – la correspondance, les journaux intimes, les carnets de route – seront étudiés pour toute la période, leur nature étant bien appropriée à l’étude de l’imaginaire collectif et des stéréotypes. En revanche, la recherche sur chacune des les trois sous-périodes sera complétée par une analyse d’une catégorie des documents qui ne sera pas forcément la même d’un chapitre à l’autre. Le choix de telle ou telle catégorie de documents sera défini en fonction de leur intérêt pour notre sujet et des lacunes dans la bibliographie. Outre la réponse à notre questionnement sur l’apport des différentes catégories de sources pour notre sujet, cette démarche devrait enrichir le tableau de la perception réciproque franco-russe.
La précision des limites chronologiques ainsi que l’extrême richesse de la période en événements et en documentation imposent, par ailleurs, une limitation stricte du corpus de sourcesNote12. . Trois principaux critères de choix de documents ont été appliqués.
A. Premier critère
En premier lieu, il s’agit de choisir les documents d’après la date de leur création (pour les documents privés, la correspondance administrative, les rapports de surveillance) ou de leur publication (pour les documents de propagande, les documents illustratifs, la presse). Seuls lesdocuments créés précisément pendant chaque sous-période étudiée seront analysésNote13. . Ainsi, par exemple, notre étude des idées réciproques existant en 1812 (le premier et le deuxième chapitre) sera fondée sur l’analyse des documents rédigés exactement en cette année. C’est, d’ailleurs, l’étude sur l’année 1812 qui nous a inspiré ce choix. En effet, nous nous sommes interrogé de savoir à quel point l’auto-perception des Russes et des Français ainsi que leur perception mutuelle ont subi ou non l’évolution importante de leurs positions respectives durant la guerre, entre le début de la puissante offensive napoléonienne en juin et le franchissement pénible des frontières occidentales de l’empire russe par les régiments décimés de la Grande Armée poursuivis par les troupes russes en décembre. En outre, il est possible que l’état d’esprit des Russes et des Français ait pu encore changer en 1814 quand les troupes russes sont entrées en vainqueur dans Paris après avoir mené la croisade européenne contre Napoléon. Si nous n’appliquions pas notre critère de la date de rédaction des documents, nous aurions à notre disposition des textes rédigés durant une période de six à vingt mois après le choc du 1812 – délai qui ne serait pas à prendre en compte dans certains autres études, mais qui peut être décisif pour la nôtre.
L’application stricte du critère annoncé explique l’élimination de la base de travail des écrits des mémorialistes, dont la bonne foi et la bonne mémoire ont été attestées par des historiens éminents, ainsi que des textes rédigés à la base des notes journalières prises lors des événementsNote14.. En outre, l’extrême précision des limites chronologiques entre trois sous-périodes amène à considérer les mêmes documents sous les angles de vue différents. Ainsi, les Mémoires du général Vaudoncourt et les Lettres de F. N. Glinka sont des exemples parfaits des documents servant de sources pour l’une de nos sous-périodes et d’ouvrages de bibliographie pour une autreNote15. . Ces deux documents parus respectivement en 1817 et en 1815 – 1816 ne peuvent pas être considérés comme les sources pour notre recherche sur la vision réciproque des Français et des Russes en 1812. Tout en pouvant servir comme les travaux historiques sur cette guerre, ces documents sont plutôt utiles en tant que sources sur l’état d’esprit des contemporains français et russes des années de leurs publications, en reflétant les idées constituant la perception mutuelle des deux nations dans les années 1815 – 1817Note16. . Par conséquent, ces ouvrages sont signalés dans la liste des sources et non pas dans celle de la bibliographie. Il est également nécessaire de tenir compte des interférences et des répercutions mutuelles entre les sources de trois sous-périodesNote17. .
Deux considérations d’ordre méthodologiques approuvent, en outre, l’application du critère de la date de création/publication des documents. D’une part, c’est l’évidence de la superposition des idées et des impressions tardives dans les documents créés postérieurement par rapport aux événements décrits. « La date de rédaction des mémoires est importante : à chaud, le récit a des chances d’être exact ; écrit vingt ou trente ans plus tard, même à partir de notes, il sera forcement déformé »Note18. . Cet aspect est important pour les sources de tous les types. D’autre part, l’application du critère permet de pallier partiellement une difficulté habituelle du travail à partir de documents privés, cette difficulté se trouvant accrue dans notre cas à cause de la « mode » de l’époque sur les mémoiresNote19. . Il s’agit de la difficulté de différencier les écrits privés en fonction des intentions de leurs auteurs – pour qui écrivent-ils ? ont-ils la publication comme objectif ? – ce problème de définition du public visé (y en a un ? qui est-il ?) est particulièrement délicat dans le cas du travail avec les documents imprimés. A la suite de notre sélection nous disposons de documents qui révèlent indubitablement l’état d’esprit des contemporains de l’époque choisie. En revanche, la limitation de la base de sources est indubitablement à l’origine de la réduction significative du corpus des documents privés inédits, surtout de ceux des Archives russesNote20. .
B. Deuxième critère
En deuxième lieu, c’est la durée du séjour des Français et des Russes dans leurs pays respectifs qui sera prise en compte. Il n’est pas besoin de rappeler que la perception d’une réalité étrangère chez les voyageurs « de passage » est différente de celle chez les « résidents » qu’il s’agisse de civils ou de militaires, l’intérêt de l’étude de l’une et de l’autre étant, bien entendu, également incontestable. Le concept de ce travail nous a amené à analyser la perception de l’étranger dans sa spontanéité, à étudier la présence et le rôle des stéréotypes et des idées reçues dans cette perception immédiate, de rechercher l’effet produit sur la perception réciproque par le choc de la rencontre. Ainsi, a été fait le choix d’analyser les réactions et les impressions des Russes et des Français qui ont été simplement de passage dans leurs pays respectifs et qui ne s’y sont pas arrêtés avec l’intention (ou l’obligation) d’y vivre. Par conséquent, de nombreux documents de l’époque – les écrits des femmes russes converties au catholicisme et ayant vécu à Paris, ceux des officiers russes du corps d’occupationNote21. ainsi que les mémoires des émigrés et des prisonniers français en Russie – ne font pas partie de notre base de sourcesNote22. .
C. Troisième critère
En troisième lieu, la participation d’importantes masses de la population européenne dans les guerres napoléoniennes du côté français aussi bien que russe a suggéré de limiter dans la mesure du possible la base des sources aux documents des auteurs français et russes. Il s’ensuit que les notes des représentants étrangers de la Grande Armée (les textes et les dessins des Polonais, des Bavarois, etc.Note23. ) ou encore par les prisonniers anglais se trouvant à Paris en 1814 ainsi que les écrits des étrangers au service russe n’ont pas été traitésNote24. . Il faudra, néanmoins, tenir compte de l’influence que les ouvrages des auteurs étrangers édités durant l’époque étudiée pouvaient avoir sur les opinions publiques française et russe.
§ 3. Choix des sources
A. Sources françaises non-imprimées
Les sources françaises non-imprimées ont été utilisées surtout dans le cadre de notre travail sur la deuxième et la troisième sous-périodes.
C’est encore lors de la préparation du DEA d’Histoire Moderne et Contemporaine que nous avons découvert un important corpus de la correspondance administrative française couvrant les années de l’occupation du Nord-est de la France par les régiments russes en 1815-1818. Il s’agit des documents conservés dans les dossiers 9899 – 9902 de la série F7 aux Archives Nationales (désormais – AN). Ce corpus est constitué, d’une part, par les rapports de l’administration locale des départements occupés par les Russes et, d’autre part, par ceux des commissaires en mission spéciale envoyés sur place par le Ministère de la Police Générale. Ces deux groupes des fonctionnaires français ont eu pour l’obligation de rapporter les détails du déroulement de l’occupation étrangère, y compris les spécificités de l’état d’esprit public de la population française. La formule que Pierre Karila-Cohen utilise pour qualifier seulement les rapports des envoyés spéciaux de la Police est également applicable aux rapports des Préfets et des Sous-Préfets : « même partiales et partielles ces centaines de rapports constituent pour l’historien des mines d’information [...] du point de vue de [...] leur contenu propre – de leurs descriptions des micro-sociétés provinciales à un moment déterminé d’histoire de France »Note25. . C’est après la soutenance du DEA que nous avons appris l’existence de l’article dans lequel le professeur Jean Breuillard utilise les mêmes documentsNote26. . Une certaine différence entre les optiques de recherche adoptées, d’un côté, par J. Breuillard et, d’autre côté, par nous ainsi que l’apport important de ce corpus pour notre travail justifient le fait que notre analyse des documents administratifs fait finalement partie de cette thèse. En revanche, une bonne représentativité de ces documents sur l’état d’esprit français dans les régions occupées, les recherches exhaustives effectuées par J. BreuillardNote27.dans les archives départementales et l’existence de nombreuses histoires locales nous ont dispensés de la nécessité de consulter les fonds départementaux.
La diversification des attitudes françaises envers la Russie après la chute de l’Empire ainsi que l’actualisation du thème russe dans les circonstances turbulentes de la politique européenne des années 1820 nous ont amené aux Archives du Ministère des Affaires Étrangères (par la suite – MAE). Ces recherches ont révélé l’intérêt et l’utilité pour notre travail de la documentation conservée essentiellement dans les dossiers XIX, XXI, XXVI, XXIX, XXXIII et XL de la sous-série Russie de la série Mémoires et documents aux Archives du MAE. Nous en relevons trois types principaux : la correspondance diplomatique ; les mémoires analytiques sur la Russie ; les projets de développement ou de restriction des contacts politiques aussi bien que commerciaux. Cette documentation permet de déceler les différentes attitudes à l’égard des contacts avec la Russie dans la haute administration française aux deux moments-clé : lors de l’occupation de la France en 1815-1818 et lors de la guerre grecque pour l’indépendance qui risquait de modifier la balance des forces dans la Méditerranée – zone d’influence française. La politique du gouvernement reflétant souvent plus ou moins l’attitude répandue dans la société et en même temps l’influençant, ces sources gardent leur importance malgré leur caractère inévitablement tendancieux.
B. Sources russes non-imprimées
La majeure partie de la correspondance diplomatique russe de l’époque est éditéeNote28. . Par ailleurs, les documents privés russes du début du XIXesiècle n’ont pas cessé d’attirer l’attention des historiens russes et soviétiques et la partie écrasante de ce type de documents a également été éditée d’abord dans les revues historiques de la deuxième moitié du XIXe siècle et ensuite dans les divers recueils publiés en l’URSSNote29. . En revanche, nous avons entrepris de rechercher les documents inédits, dont l’étude aurait pu enrichir notre étude de l’état d’esprit des Russes entrant en France en vainqueurs. Cette quête a révélé les documents intéressants (correspondance, journaux intimes, ordres du commandement) dans les dossiers (155, 221, 264, 303) du Fonds 160 au Département des Manuscrits au Musée d’État d’Histoire (Otdel Pis’mennyx Istočnikov Gosudarstvennogo Istoričeskogo Muzeja, désormais – OPI GIM) et dans les dossiers (3376, 3427, 3429) des Archives de la Commission des Spécialistes de l’Histoire Militaire (Voenno-Učënyj arxiv, désormais – VUA) à Moscou.
C. Les documents privés : correspondance, carnets de route, récits de voyage
Les « récits de voyage, carnets, journaux, correspondances,
et romans ont contribué à élaborer une "conscience européenne" »Note30.
« L’histoire des guerres de la Première République et de l’Empire est une mine inépuisable de documents inédits, de mémoires, de souvenirs personnels »Note31. . Le corpus des sources privées françaises et russes connaît à cette époque un double enrichissement – quantitatif et qualitatif. À l’accroissement du nombre de documents s’ajoute la diversification de leur nature. Ainsi A. G. Tartakovskij signale le caractère rétrospectif de la correspondance russe (y compris de celle des militaires) des années 1812 – 1818Note32. : les témoins oculaires décrivent les événements observés, mais aussi ils tentent de les analyser sur-le-champ en les plaçant dans la perspective historique tout en bravant les limites strictes de la lettre. Les historiens français constatent d’autres spécificités : « c’est à la Révolution que le soldat commence à parler [...] il donne de ses nouvelles, raconte ses exploits, ses aventures et ses malheurs, s’inquiète de ce qui se passe à la maison »Note33. .
Le caractère contemporain ou synchronique de la correspondance et des journaux intimes par rapport à la réalité décrite constitue l’atout principal de ce type des sources pour cette recherche. Il est, en revanche, important de rester vigilant sur la nature de cette réalité, les documents privés comme toutes les sources historiques contiennent, en effet, les informations sur plusieurs sortes de réalité : une réalité observée, une réalité perçue, une réalité présentée, etc. Plusieurs critères permettent d’identifier les informations utiles pour ce travail. Par exemple, dans le cas de la correspondanceNote34. , il est important de tenir compte du rôle social des auteurs (civil ou militaire) et de leur position dans la hiérarchie sociale, du caractère de leur correspondance (privé ou non) et des personnalités de leurs correspondants : l’autocensureest particulièrement importante non seulement dans la correspondance (semi)officielle entre les fonctionnaires, mais aussi dans celle des militaires adressée à leurs parentsNote35. . Ce dernier aspect est particulièrement important pour cette étude. En effet, la volonté des militaires de rassurer leurs familles se traduisait non seulement par l’embellissement de la situation dans leurs armées mais aussi par la déformation de l’image de l’ennemi, celui-ci étant présenté comme plus faible et/ou plus stupide qu’il ne l’était en réalité. Enfin, les contemporains russes et français signalent que les moyens avec lesquels la correspondance est transmise ont unimpact sur le contenu de cette dernière : « il ne faut parler que du temps et de la santé dans les lettres envoyées par la poste »Note36. . L’intérêt du recueil des Lettres interceptées des militaires de la Grande ArméeNote37. est, dans ce contexte, incontestable : la lecture de ce recueil permet de vivre plusieurs fois les mêmes événements de la campagne du 1812 et de les voir avec les yeux de ses différents participants : des généraux aux soldats.
Enfin, l’analyse du corpus des documents privés de l’époque a démontré que la plupart des contemporains français et russes, civils aussi bien que militaires (!), se montrent les vrais héritiers de la tradition des Lumières du XVIIIe siècle quand « aux usages traditionnels du voyage – pratique initiatique et moyen utilitaire –, s’ajoute un autre projet, qui met au premier plan l’observation, la découverte »Note38. . Pour les Russes le récit de voyage faisait également « partie intégrante » de leur « apprentissage culturel »Note39. . Il n’est, par ailleurs, pas nécessaire de rappeler la richesse des expériences respectives « vécues » par les militaires français et russes durant la campagne de Russie et celle de France. « Arraché par la conscription à l’horizon étroit de son village natal, le fils de paysan voyait défiler devant lui les plaines monotones de l’Allemagne, les montagnes arides d’Espagne, les steppes glacées de Russie ; il découvrait Vienne, Berlin et Moscou, Venise et Madrid. Nul voyageur du XVIIIe siècle n’a parcouru un itinéraire européen comparable à celui du capitaine Coignet »Note40. . De surcroît, les militaires, eux-mêmes, qualifient de « voyages » leurs déplacements au cours des campagnes de guerreNote41. . Par conséquent, ce travail de thèse nous suggère de nous inscrire en faux contre l’opinion de nos illustres prédécesseurs – C. de Grève et C. CorbetNote42. – qui éliminent les carnets de route des militaires du corpus des récits de voyage.
Le travail présent offre, ainsi, l’occasion d’une étude comparative des récits de voyage des voyageurs ordinaires (les personnes voyageant volontairement en quête plus ou moins consciente d’une découverte quelconqueNote43. ) et des carnets de route des voyageurs « malgré eux » (les participants des campagnes de guerre nommés ci-après « les militaires »). Ceci doit contribuer au développement des recherches sur la littérature des voyages. Par exemple, les parallèles entre les carnets de route des militaires russes et les écrits de leurs célèbres prédécesseurs N. M. Karamzin et D. I. Fonvizin seront répertoriésNote44. . Quelques différences entre les récits de voyage des voyageurs civils et les carnets de route sont, par ailleurs, évidentes. D’abord, les contraintes d’une campagne militaire sont causes du caractère lapidaire des carnets de route. Ensuite, les voyageurs « malgré eux » – les militaires – ne choisissent pas leur trajet. Enfin, l’état d’esprit des militaires, se trouvant sous la pression psychologique d’une campagne militaire, ainsi que l’imprévisibilité du déroulement de leurs séjours « forcés » sont à prendre en compte.
C’est notamment de ce point de vue que notre travail offre des perspectives intéressantes. En effet, les différences entre l’état d’esprit des troupes françaises en Russie en 1812 et celles des Russes en France en 1814 sont multiples et importantes. Premièrement, les conditions du séjour des Français en Russie ont radicalement changé au cours de la campagne. Les Russes n’ont, en revanche, pas eu à subir le même revers ni en 1814 ni en 1815. Deuxièmement, les Français entrent dans une Russie peu connue pour la conquérir, tandis que les Russes sont guidés vers le pays qui était à l’époque « presque une seconde patrie et le partenaire privilégié de tout ce que la Russie compte de cultivé »Note45. pour... le « délivrer ». La différence de l’attitude envers l’objet convoité est renforcée dans le cas russe par la complexité de la réalité vécue. Les Russes allaient dicter leur volonté au pays longtemps adulé par les uns et tout récemment craint par les autres. Le « voyage » en France en 1814 est un énième « voyage » – un « déjà-vu »Note46. – pour la plupart d’entre eux : certains avaient déjà auparavant eu l’occasion de visiter ce pays de prédilectionNote47. , la plus grande majorité en a entendu parlé.
C’est ainsi que les documents privés sont des sources privilégiées pour ce travail. Afin de terminer cette présentation signalons quelques-unes unes parmi les trouvailles qui ont marqué ce travail de recherche. D’une part, certains documents signalés dans les bibliographies connuesNote48. se sont avérés être temporairement hors usageNote49. . D’autre part, un certain nombre de publications ont vu le jour récemment. Ainsi, par exemple, nous avons pu enrichir le répertoire des notes des Français sur la campagne de 1812 de quelques nouveaux titres : les lettres de C. FaréNote50. , de F. R. Ledru des EssartsNote51. et le journal du capitaine M. de TascherNote52. ont été répertoriés et analysés au cours de ce travail de thèseNote53. .
D. Les rapports de la police secrète
Il s’agit des rapports et des lettres d’« information » rédigés par les agents de la police secrète chargés de surveiller les rumeurs publiquesNote54. . Ces documents reflètent l’état d’esprit de la société pétersbourgeoiseNote55. aux deux moments clefs de l’histoire nationale russe au début du XIXe siècle : la guerre de 1812 et le changement assez inattendu de règne en 1825. Malgré l’intérêt incontestable de ces documents ils sont restés jusqu’au ce jour inexploités, du moins dans l’optique que nous proposonsNote56. .
Les objectifs de la rédaction de ces documents rappellent ceux de la correspondance administrative française présentée ci-dessus. Cependant, quelques caractéristiques distinguent les,deux corpus de sources. D’abord, dans le cas français il s’agit des documents très probablement moins confidentielsNote57. . En revanche, deux sous-ensembles des documents russes (ceux de 1812 et ceux des années 1825-1826) sont dans chaque cas rédigés par un seul et même agent. De plus les auteurs de ces rapports évitent de mentionner le nom de leurs supérieurs tout en s’adressant à eux. Ces différences découlent logiquement de la différence entre les conditions historiques dans lesquelles deux corpus de documents ont été créés. Cette diversité en entraîne, d’ailleurs, une autre – celle dans le contenu de ces sources. Dans le cas russe les agents de police surveillant l’opinion publique font plus attention aux dires, tandis que les représentants de la haute administration locale française et les agents de la police française rapportaient plutôt les faits et les événements qui avaient marqué la cohabitation de la population française civile et des militaires russes en 1815-1818. Enfin, dans les deux cas nous constatons le zèle des « serviteurs de l’état ». C’est évidemment ce zèle qui constitue à la fois et l’avantage et l’inconvénient de ces documents. L’analyse des rapports des agents de police appelle le chercheur à l’extrême vigilance pour distinguer les renseignements fournis dans le souci d’exhaustivité de ceux communiqués dans le souci de correspondre à une quelconque attente des destinataires de ces rapports. En même temps, les traces de cette attente constituent des données intéressantes. Tout comme dans le cas de la documentation française c’est surtout la comparaison avec les sources d’autres natures de la même période qui nous a permis de travailler de façon fructueuse avec cet ensemble des documents russes.
E. Spécificité française : les ouvrages analytiques sur la Russie
Le « voyageur immobile qu’est l’écrivain-voyageur à sa table apparaît sans doute comme le plus paradoxal des artistes. Il doit se cacher au monde pour le reproduire, fermer les yeux pour voir, revenir sur ses pas pour ouvrir le chemin […] écrire pour voyager »Note58. . La littérature française de l’époque est nettement plus riche en ouvrages analytiques sur la Russie que la littérature russe en écrits consacrés à l’analyse du monde français, mises à part les multiples brochures sur l’histoire française récente dans lesquelles les images de la France et des Français ne diffèrent guère de celles véhiculées dans les imprimés russes en 1812. Cette analyse rapide de la production imprimée confirme le lieu commun sur les connaissances de la France en Russie et sur leur lacune en France sur la Russie. Nous avons inclus l’analyse des ouvrages descriptifs et analytiques français consacrés au monde russe dans nos deux chapitres : dans le IVe – sur la perception française de la Russie en 1814-1818 et dans le Ve – sur la vision française de la Russie dans les années 1820. Dans le premier cas cela nous permet de rappeler le complexe des idées sur la Russie, la fin de la censure impériale ayant ranimé la discussion publique. Nous y insisterons sur la mise en garde contre les définitions simplistes des attitudes envers la Russie (les royalistes ont-ils été forcément pro-russes ? etc.) Dans le deuxième cas nous signalerons l’apparition sur le marché français du livre du nombre d’écrits imposants consacrés aux différents domaines de l’économie russe et à la recherche d’une image réactualisée de l’empire du Nord. Le caractère circonstanciel et tendancieux de ce type d’ouvrages est incontestable : leur publication répondait à unobjectif précis de leurs auteurs et / ou éditeurs – celui d’influencer l’opinion publique en faveur ou en défaveur de la Russie.
F. Les belles-lettres, la pensée « populaire », les estampes
Une seule œuvre de grande littérature a été considérée comme pouvant servir de « miroir » des idées françaises sur la Russie. Il s’agit du romanArmance que Stendhal a terminé en 1827. Plusieurs pièces de circonstances ont également été prises en compte lors de nos recherches. Dans le cas des chansons et de la poésie, seulsles textes publiés à l’époque étudiée ont été analysésNote59. . Nous avons également tâché d’inclure dans notre base de travail des textes portant l’empreinte de la pensée populaire – celle de la population illettrée. Il s’agit des dictons, des proverbes et autres couplets folkloriques. Nous avons mis entre guillemets le mot populaire dans le titre de ce paragraphe pour illustrer la relativité de ce terme. Bien entendu, il s’agit d’exemples de la culture orale, de la culture parlée de l’époque. Cependant, nous sommes « condamnés » à utiliser les documents écrits – les recueils des proverbes et des dictons – qui sont les documents rédigés par l’élite instruite et qui portent, probablement, l’empreinte de son état d’esprit malgré tout son effort d’objectivité. En outre, nous ne disposons pas toujours des indications concernant les milieux dans lesquels ont été « récoltés » ces dictons. Il est, par ailleurs, évident que ladatation de ce type de témoignages reste approximative. Nous avons utilisé exclusivement les recueils parus pendant l’époque étudiée. Par ailleurs, le travail du grand spécialiste du folklore russe – D. A. Rovinskij – nous a apporté de précieux renseignements sur la chronologie de l’évolution du folklore russeNote60. . Le folklore reste une source intéressante comme illustration condensée des stéréotypes. L’image généralisée au maximum est, en même temps, une image épurée au maximum, c’est la substance-même du stéréotype. L’analyse des textes folkloriques permet d’étudier le processus de la généralisation des images dans l’imaginaire collectif et de réfléchir sur la façon dont les faits et les événements historiques sont perçus et assimilés dans la pensée de la sociétéNote61. . Atteindre ce même objectif nous aide également l’analyse des images d’Epinal, des caricatures de toutes sortes ainsi que des recueils de dessins.
G. Presse
« Aujourd’hui [...] les journaux quotidiens remplacent presque
les écrits les plus graves [...] Un article de tel ou tel journal
vaut souvent un long ouvrage »Note62.
En 1818 les troupes alliées, russes comprises, quittent le territoire français. Les années 1820 voient éclater plusieurs événements qui risquent de perturber les affaires européennes. L’insurrection grecque a surtout mis en question la balance des forces et des intérêts des Etats européens. Une grande discussion sur le thème russe est alors menée dans la presse périodique française. Les deux camps – les libéraux et les conservateurs – regardent et présentent la Russie surtout à travers le prisme des événements du Péloponnèse. « La presse française en étudiant systématiquement les répercussions de la question grecque sur la politique internationale examine avant tout la position des Puissances envers l’insurrection hellénique et la nouvelle situation qui en résulte dans l’Empire ottoman. Les articles et les commentaires parus sur ces sujets dépassent en nombre tous ceux qui ont été publiés sur toute autre question »Note63. . Par ailleurs, cette époque est également celle de l’essor de la presse périodique russe. En outre, le conservatisme de plus en plus prononcé de la politique d’Alexandre Ier au début des années 1820 ainsi que le changement assez inattendu du règne en 1825 a attisé notre curiosité à l’égard du contenu de la presse périodique russe.
Dans notre analyse de la presse nous avons eu recours à la méthodologie utilisée par J. DimakisNote64. . La première question qui se pose est le choix des périodiques. Les historiens s’en font l’écho en soulignant que « les journaux de province n’étaient à l’époque, sur le plan aussi bien de l’information que de l’opinion, que l’écho des journaux de Paris »Note65. . Les périodiques russes les plus importants paraissent à l’époque également dans les deux capitales de l’empire.
La Gazette de France et le Constitutionnel sont des journaux représentatifs du point de vue des deux opinions politiques principales de l’époque – respectivement celle de la droite royaliste et celle de la gauche libéraleNote66. . Il s’agit de quotidiens classiques en ce qui concerne leur présentation (ordinairement 4 pages in-folio, 6 ou 8 dans le cas de l’insertion des pages supplémentaires) et leur contenu. Si ce dernier est annoncé comme « d’abord politique et ensuite littéraire »Note67. , en réalité l’aspect « politique » semble, pourtant, prévaloir sur le « littéraire ».
En revanche, les journaux quotidiens russes de l’époque reflétaient presque uniquement la pensée officielle du Pouvoir. « Nous avons déjà vu plusieurs fois l’esprit de liberté, chassé de la presse politique, se réfugier dans la presse littéraire »Note68. . La réflexion de G. Weill est valable pour la Russie du début du XIXe siècle. Nous avons, par conséquent, choisi d’analyser le Syn Otečestva [ensuite – FilsdelaPatrie, mais SO dans les notes de bas de pages] et le VestnikEvropy [ensuite – Messagerdel’Europe, mais VE dans les notes de bas de page], la renommée et l’influence de ces deux revues étant considérables en Russie de l’époqueNote69. . « Le Messagerdel’Europe fondé en 1802 par [N. M.] Karamzine réunira pendant 29 ans les plus grands noms de la littérature. Plus longue encore sera la carrière du FilsdelaPatrie »Note70. .Les titres des deux périodiques sont significatifs des buts de leurs rédacteurs. Karamzin fonde une revue qui doit permettre aux Russes une meilleure connaissance du monde européen. La fondation du Fils de la Patrieen automne 1812 répond nettement à la demande du moment : rehausser l’esprit combattant et le patriotisme du public face au danger. Deux optiques très différentes donc. En outre, les deux périodiques russes représentent deux mondes, ceux des deux capitales russes : le Fils de la Patrie est publié à Saint-Pétersbourg et le Messager de l’Europe – à MoscouNote71. . Les historiens soviétiques insistaient sur les différences réelles entre les orientations des périodiques russes de l’époque en les rangeant soit dans les camps des libéraux soit dans celui des conservateurs. Les autres recherches démontrent que cette approche simpliste était mal fondéeNote72. . Cependant, les diverses circonstances et les différents buts de la création des deux périodiques incitent à s’interroger sur la nature de l’image française qu’elles offrent. Terminons la présentation des périodiques russes en signalant que leur périodicité est plus espacée que celle de leurs homologues français. Le FilsdelaPatrie est un hebdomadaire, les numéros du Messager de l’Europeparaissent toutes les deux semaines, et il s’agit des fascicules in-16°Note73. . Ces caractéristiques ainsi que la matière très diversifiée de leur contenu sont à l’origine du nom de revue littéraire qui leur est très souvent attribué. « Les revues littéraires, pour satisfaire à une curiosité grandissante, traitent des problèmes les plus divers, d’histoire, de politique ou d’économie »Note74. .
Le deuxième aspect méthodologique du travail sur la presse est le choix à opérer dans le corps des périodiques étudiés. De leur matière diverse nous avons analysé essentiellement les informations sur la politique internationale ainsi que les articles d’opinion. Notons que la rubrique de politique internationale a dû être analysée très souvent en entier dans les quatre périodiques (et pas seulement les sous-rubriques consacrées à la politique extérieure respective de la Russie et de la France), car la répartition des informations reste encoure floue dans la presse russe et française de l’époque. En outre, un certain nombre d’analyses historiques, de textes littéraires, d’articles de critique a également été étudié.
L’analyse de la presse nous est triplement utile dans l’optique de notre concept. Premièrement, les textes des périodiques reflètent la vision que les courants politiques souhaitaient transmettre à leur public. Deuxièmement, tout en construisant leur discours, les journalistes sont obligés d’utiliser les moyens, en l’occurrence les idées et les stéréotypes, qui sont déjà à la portée du large public. Autrement dit, l’analyse des textes de la presse permet de voir quel savoir sur l’« autre » le public maîtrisait à l’époque. Troisièmement, nous allons tâcher d’analyser le produit final : quelles images réciproques ont été construites dans la presse périodique à partir des stéréotypes courants et sous l’influence des événements du moment.
H. Ecrits de propagande
« Pour qu’un mouvement d’opinions se répande,
il faut qu’il en existe des germes dans le groupe social.
Le propagandiste ne fait qu’exploiter des attitudes préexistantes »Note75.
En effet, un autre type de documents de l’époque influence et reflète à la fois l’imaginaire collectif d’une société. Il s’agit des écrits de propagande de multiples sortes. Tout comme les journalistes, les auteurs de ces documents utilisent les stéréotypes déjà existants en tâchant d’influencer la représentation que le public a de l’« autre ».
« En même temps que la presse périodique, et en marge de celle-ci, on trouve sous la Restauration une floraison exceptionnelle dans un genre spécial de la littérature politique, les brochures. On peut dire qu’elles forment par excellence l’organe d’expression politique de l’époque »Note76. . Ce genre de documents a, bien entendu, été également présent sur le marché littéraire français avant la Restauration. Il s’agit de la production clandestine fournie par la propagande royaliste (celle-ci atteignait un public réduit) et les brochures « commandées » par le pouvoir impérial.
Mais le corpus des documents de propagande inspirés précisément par le temps de guerre est beaucoup plus intéressant, du côté français comme du côté russe.
Les campagnes napoléoniennes constituent une nouvelle époque dans l’évolution de l’art de guerre français. La formation d’un important corpus des sources destinées à relater les événements militaires en est un des témoignages. Les historiens de l’époque napoléonienne s’en font l’écho en soulignant l’importance des Bulletins de la Grande Armée de plusieurs points de vue. Ce document fut l’un des puissants moyens à l’aide duquel Napoléon commença à forger le mythe de son règneNote77. , le Bulletin fut également le monument de l’évolution et de la perfection du style napoléonienNote78. . Les historiens soulignent à l’unanimité la dimension gigantesque et novatrice de la pensée de Napoléon qui a développé et a parfait cette forme d’écrit afin de s’adresser à ses soldats, à son peuple, à l’Europe et à la postérité. « L’Empereur poursuivait un triple objectif en faisant paraître le Bulletin. Il faisait connaître à ses soldats les péripéties des hauts faits auxquels ils avaient participé […] et citait les noms de ceux qui s’étaient distingués. […] Le Bulletin de la Grande Armée était aussi destiné aux […] civils et devait renforcer le moral de la nation. On en faisait la lecture dans les lycées, les églises, les théâtres. Enfin, le Bulletin devait offrir à la postérité la vision de l’histoire que l’Empereur souhaitait lui imposer »Note79. . Les « apocryphes » du BulletinNote80. ont circulé à l’époque, ce fait est un témoignage de « l’effet prodigieux » de la popularité de ces documents (notre travail avec les divers documents de l’époque nous en a, d’ailleurs, fourni d’autres preuvesNote81. ) et donc de la réussite de la tactique napoléonienne.
Il est donc fondamental d’analyser le corpus des Bulletins de la Grande Armée dans le cadre de cette étude, les idées véhiculées par ces documents devant nécessairement influencer l’imaginaire français de l’époque. L’analyse des Bulletins permettra de découvrir l’ensemble des idées sur la Russie répandues dans un large public et d’éviter de nous limiter à celles véhiculées dans les imprimés et accessibles principalement aux intellectuels.
La parution du Bulletin de la Grande Armée a été très soutenue, bien qu’irrégulière, en 1812 : 29 Bulletins ont paru entre le 20 juin et le 3 décembre 1812, dont cinq sont rédigés après le 15 octobre (date du départ de Napoléon de Moscou) et seuls les deux derniers datent des mois du novembre et décembre. Nous avons travaillé avec deux recueils des Bulletins de la Grande Armée : un recueil d’époqueNote82. et une édition la plus récenteNote83. .
Les Russes ne cachaient pas que la publication des Comptes-rendus, Proclamations et d’autres Feuilles propagandistes par l’Imprimerie de campagne avait été directement inspirée du Bulletin de la Grande Armée. « Le moyen dont Napoléon se sert depuis le début de ses brillants exploits lui est presque aussi utile que les armes de ses sujets et ce moyen nous serait actuellement très utile »Note84. . Le ministre de la guerre et le commandant en chef de la Ie Armée russe d’Ouest – M. B. Barklaj-de-Tolli – réagit immédiatement à cette proposition et l’Imprimerie de campagne commence à fonctionner dans l’armée russe à partir de la fin du mois de juin ou du début du mois de juillet.Les éditeurs des Proclamations de la Guerre Nationale soulignent le caractère novateur de cette imprimerie pour la pratique éditoriale militaire en Russie. Les imprimeries militaires existaient auparavant dans les armées russes, mais l’on y publiaexclusivementles ordres, les cartes et autres documents de campagne militaire. « Ainsi, unseul objectif spécifique depropagande pouvait justifier aux yeux du commandement la création dans l’armée d’une imprimerie mobile supplémentaire proposée par A. S. Kajsarov et F. Rambax. Dans l’histoire de la propagande militaire russe c’est précisément cette imprimerie qui a étéla première expérience de l’organisation d’un centre de propagande auprès de l’armée dont le but était d’opposer à l’agression étrangère la parole écrite et les idées »Note85. .
Mais il faut signaler une importante différence entre les documents français et russes. L’ensemble des BulletinsdelaGrandeArmée est adressé aux Français et à l’opinion européenne ; tandis que le corpus des Proclamations russes se divise en deux parties distinctes. Les Proclamations étaient adressées, d’une part, aux Russes (militaires et/ou civils) et, d’autre part, aux soldats de la Grande Armée napoléonienne. La langue des documents change : dans le premier cas les Proclamations sont éditées en russe ou, éventuellement, en langues pratiquées dans les territoires occidentales de l’empire, dans le deuxième cas les Proclamations sont éditées en français et en allemand. Avec la poursuite des hostilités en 1813, le lectorat visé par ce deuxième groupe de documents fut élargi à l’ensemble de la population des pays européensNote86. . Ce sont uniquement les Proclamationsadressées aux Russes qui sont analysées dans ce travail.
Une série des Manifestes impériaux de 1812 annonçant les mesures du gouvernement russe destinées à organiser la défense du pays a également été étudiée. L’objectif de ces documents est double : d’une part, ils annoncent la suprême volonté du souverain et, d’autre part, ils appellent les sujets à réunir tous leurs efforts pour la défense du pays. Le ton de ces documents est pour cela grave et solennel. Les mandements épiscopaux de l’Eglise orthodoxe rejoignent les Manifestes impériaux du point de vue de leurs caractéristiques générales (le ton, le vocabulaire, les objectifs, etc.).
Le ton et le vocabulaire sont nettement différents dans les autres écrits russes à forte portée propagandiste. Il s’agit des documents ayant été surnommés déjà à l’époque les « affiches de F. V. Rostopčin ». F. V. Rostopčin est l’une des figures les plus symboliques de l’année 1812. Il a occupé en 1812 le poste du général-gouverneur de Moscou. En France il est surtout connu sous le surnom de « l’incendiaire de Moscou ». C’est dans les textes duBulletindelaGrandeArmée que cette tradition a été crée dès en 1812 par le pouvoir napoléonien. En revanche, dans l’imaginaire russe le nom de Rostopčin évoque plutôt son œuvre littéraire et sa position gallophobe. Beaucoup de contemporains de Rostopčin (sans parler des générations postérieures) oubliaient la francophonie de celui-ci tellement bien il avait réussi à s’auto-présenter comme un russophile et un gallophobe. Rostopčin a fait paraître ses Družeskie poslanija glavnokomandujučšego v Moskve k žiteljam ee[Les lettres amicales adressées par le commandant en chef de Moscou aux Moscovites] presque quotidiennemententre le 1er juillet et le 31 août, et plus rarement en septembre-décembreNote87. . L’inégalité de cette production propagandiste s’explique par son principal but : celui-ci a été de maîtriser le comportement des Moscovites dans les circonstances désavantageuses du début de la guerre et surtout lors de la retraite continuelle de l’armée russe qui laissait l’ennemi s’approcher de plus en plus de l’ancienne capitale. Avec le départ des Français et l’éloignement progressif du théâtre des opérations militaires ce besoin disparaît. Rostopčin a fait publier ces écrits dans le journal périodique MoskovskieVedomosti [Les Nouvelles Moscovites]Note88. , mais ils ont aussi paru en feuilles volantes et ont été placardés dans les rues, voire distribués chez les Moscovites à domicileNote89. . C’est très probablement ces façons de distribution, mais aussi leur forme très brève et leur style marquant qui expliquent que ces documents soient restés dans la mémoire collective plutôt sous leur « pseudonyme » – « les affiches » ou « les affiches de Rostopčin » – que sous leur vrai titre.
Un intéressant ensemble de documents doit également être mentionné dans ce sous-paragraphe. Il s’agit d’une bonne quarantaine de pages desLettres parisiennes du prince P. A. Vjazemskij. L’auteur détermine lui-même précisément la nature de ces textes dans le Post-scriptum de la premièreLettre. « Cette lettre et les suivantes sont rédigées à Moscou. En écrivant pour le [Moskovskij] Telegraf [Télégraphe de MoscouNote90. ] je voulais donner à ce journal de la diversité et du mouvement que toute notre presse de l’époque manquait. Je recevais plusieurs journaux français, j’avais à Paris deux-trois amis [...] qui me transmettaient toutes les nouvelles récentes, [en piochant dans tout cela] je communiquais ce que je pouvais et ce que je voulais »Note91. . P. A. Vjazemskij n’est pas simplement conscient de l’extrême subjectivité des renseignements qu’il décide de livrer à l’attention du public, mais il avoue vouloir consciemment influencer l’imaginaire ce dernier. Bien que reflétant une opinion personnelle ou, tout au plus, celle d’une fine couche de l’élite instruite russe, ces écrits sont toutefois intéressants pour le présent travail. Le caractère « propagandiste » de leur nature suppose la présence d’un discours sur l’« autre » – les Français – dans leur contenu.
J. Conclusion de la présentation des sources
L’intérêt de l’époque étudiée se manifeste donc, entre autres, par la multiplicité des canaux d’information qui alimentaient les représentations mutuelles franco-russes. Dans le but de les analyser il a été choisi d’utiliser, d’abord, les documents privés gardant les traces des multiples contacts personnels, et ensuite les documents imprimés et non-imprimés de divers genres ainsi que les sources illustratives. Enfin, l’essor de la presse périodique qui a marqué les deux pays à l’époque étudiée fournit le troisième corpus important de sources. D’une part, l’examen de chaque type de documents dans leur évolution dans le temps et, d’autre part, l’étude transversale et comparative des divers documents a contribué à l’histoire de la formation des idées mutuelles et a permis d’analyser et de comparer l’apport des différentes sources à cette histoire.